Pınar Selek
En route pour Istanbul

En route pour Istanbul

pinar selek,la maison du bosphore,la littérature et l'exil,la dictature politique en turquie,littérature engagée

 Pinar Selek © Pinar Selek


Pinar Selek, sociologue féministe turque, est aussi conteuse… Elle vient de faire paraître en France, où elle vit en exil, son premier roman, La maison du Bosphore.

En 1998, ses prises de position en faveur des minorités opprimées -  les enfants sans domicile, les femmes abandonnées, les transsexuelLEs, puis les Kurdes, avec lesquels elle réalise des entretiens  - ont déclenché contre elle un acharnement judiciaire qui s’éternise.

En 2008, devant la tournure que prenait son procès en Turquie, ses avocats et ses proches l’ont fortement encouragée à accepter l’invitation du Pen Club allemand et elle a pris le chemin de l’exil. Sa première étape fut donc l’Allemagne où elle était invitée à séjourner en qualité d’écrivain.

Pour supporter l’éloignement de son pays qu’elle aime tant, pour ne pas sombrer face au harcèlement politico-juridique dont elle est victime depuis si longtemps, Pinar a décidé de réaliser l’un de ses plus chers désirs : écrire un roman. En 2011, c'était chose faite et sous le titre La maison des passants, paraît en Turquie et en Allemagne son premier roman.


 

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Pinar Selek écrit des contes et des poèmes depuis toujours. Elle a publié un premier texte en français Loin de chez moi... mais jusqu'où ?, aux éditions iXe, dirigées par Oristelle Bonis, en mars 2012. Nous en donnions quelques extraits en janvier dernier.

Mais jusqu'à La maison des passants, ou, en français, La maison du Bosphore, ses travaux de sociologie et ses nombreux engagements  politiques et féministes ne lui avaient pas laissé le temps de donner vie aux multiples personnages qui cohabitaient dans son imaginaire généreux et fécond. L’âpreté de l’exil imposé, les violences répétées des jugements iniques que l'écriture romanesque s’est imposée comme une nécessité, le remède à son immense chagrin, la source d’énergie indispensable pour continuer à lutter contre l’injustice. Comme le dit son père qui est aussi son avocat, « la lutte pour les droits humains est un marathon ».

"Ma vie à moi ne m'apporte que de la peine. les feuilles à l'intérieur de moi se détachent et tombent. je m'efforce de me souvenir du temps où elles étaient vertes. Sans y parvenir." (p. 38)

"Il y avait chez lui une douleur diffuse dissimulée derrière sa gaieté. Elle cachait la foudre..." (p. 136)

La Maison du Bosphore, confie Pinar Selek, lui a sauvé la vie.


Auteure de plusieurs contes pour enfants publiés en Turquie, Pinar Selek a toujours « écrit des histoires dans sa tête ». Parmi les nombreux personnages de son roman – un pharmacien prisonnier politique, une étudiante en philosophie, une apprentie pharmacienne, une voyante, deux musiciens étudiant en France, une prostituée, un ouvrier qui entre dans la clandestinité révolutionnaire, une femme de ménage, une ex-danseuse, des menuisiers, des Kurdes, des ArménienNEs, des GrecQUEs et des TurcQUEs… cinq au moins existaient déjà pour elle depuis des années. Elles/Ils se sont construits en elle, individuellement, et leurs histoires ont fini par se conjuguer dans La Maison du Bosphore.

Pinar Selek nous entraîne à Yedikule, un vieux quartier d'Istanbul, où dans l’officine accueillante de Djemal le pharmacien - la mère de Pinar Selek, Ayla Selek, tenait une pharmacie lieu d'échanges et de rencontres - se croisent, éventuellement prennent leur tension, boivent du thé et surtout conversent tous les personnages.

L’histoire débute après le coup d'Etat de 1980. C'est sur la lourdeur de l'atmosphère qui règne à Istanbul, présente en toile de fond, que Sema, Salih, Hasan et Elif cherchent leur voie, en gardant toujours un « demi-espoir », selon la formule de Metin Altiok, un poète turc, tué le 2 juillet 1993 par des ilamistes radicaux (La Maison du Bosphore, p. 90).

A ce demi-espoir, chacunE d'elles/eux s’arrime d’autant plus qu’il lui manque une mère et/ou un père, et qu'il lui arrive souvent de se "sentir seulE au monde, comme au fond d'un puits".

 "Les vaguelettes, crêtes d'écume, petites fleurs marines au teint brouillé, dessinaient des formes plaisantes, cependant la mer n'était pas vraiment radieuse. (...) L'hiver approchait. Le froid durerait longtemps, peut-être indéfiniment."

Mais les beaux jours reviennent, malgré tout. Le père de Sema, emprisonné durant plusieurs années en raison de ses opinions politiques - Alp Selek, le père de Pinar Selek, fut  maintenu en détention pendant près de cinq ans - est enfin libéré ! Il commence une nouvelle vie en ouvrant une pharmacie à Yedikule, "un endroit pétri d'empreintes et de sons", et le roman accueille magnifiquement l’expression de la joie, parce que la littérature, non, décidément, ne se réduit pas au cynisme ambiant ni à l’expression de mauvais sentiments. « Pour l’heure, les chagrins étaient loin. Les rencontres, l’exaltation, la curiosité avaient imprégné Yedikule d’allégresse. Au bout de quelques heures, Elif et Sema savaient qu’elles n’avaient jamais été aussi proches de quelqu’un depuis longtemps. »

Artin, le vieux menuisier, veut adopter son élève Salih pour assurer son avenir.

"Tu dois donner une forme au bois. Le façonner comme iol le souhaite. Il n'apprécie pas toutes les mains. (...) Le bois pleure parfois. Ressens ses larmes. Sinon il sera offensé. (...) S'il pleure, tu dois attendre ! Ne travailles pas à la hâte. Si tu sais l'attendre, lui parler, le toucher, le bois conservera ton empreinte..." 

Djemal, le pharmacien, enseigne le métier à Sema qui reprend les études qu’elle avait abandonnées. En France, Rafi apprend à Hasan à jouer du Doudouk, une flûte en bois d’origine arménienne. Elif, elle, la fille de Djemal, opte pour la révolution. Ces quatre jeunes adultes tiennent le devant de la scène, cherchant leurs marques dans une société aux blessures nombreuses et profondes, où elles/ils ne jouissent que rarement du droit à l’insouciance, mais témoignent toujours de bienveillance et de solidarité - telle Sema qui recueille Handé, la prostituée lacérée de coups de couteau par son "souteneur".

Cette luminosité intérieure des personnages persiste en dépit des évènements tragiques — Pinar Selek, elle-même, a été surprise de ce que lui réservaient ses personnages ! nous a-t-elle confiée la semaine passée — , et c’est un véritable conte de fée pour adultes que cette « Maison du Bosphore », une précieuse antidote au ressassement de la désespérance.

 

 

« La Maison du Bosphore », Pinar Selek, Editions Liana Levi, 319 pages, 21 €.

 

Carine Lorenzoni, en collaboration avec Sylvia Duverger

 

Carine Lorenzoni est membre du comité de soutien à Pinar, dont le site est accessible en cliquant sur ce lien.

http://feministesentousgenres.blogs.nouvelobs.com/archive/2013/05/02/la-maison-du-bosphore-de-pinar-selek.html

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Mahkeme Süreci Court Process