Pınar Selek
PLAIDOIRIE DE PINAR SELEK A LA 12ème CHAMBRE CORRECTIONNELLE DE LA HAUTE COUR DE CASSATION
                                  


EN DATE DU 17 MAI 2006

Je vous présente ce texte appelé « défense » dans le jargon juridique, non pas dans le but de me défendre contre les diverses allégations à mon encontre mais plutôt pour expliquer comment je me suis battue pour ma dignité, ma personne, ma quête de la liberté et mon lien à la vie, contre la cabale que je subis depuis extrêmement longtemps.

Oui, il est vrai que j'ai été dans une position de défense depuis que le complot du Bazar à Épices a mis ma vie entre parenthèses. A présent, je vais tenter d'expliquer ce pour quoi je me suis défendue et comment.

Depuis mon enfance, j’ai essayé d’imaginer comment il était possible de mener une vie libre, morale et heureuse. J’ai étudié la sociologie pour trouver des réponses à ces questions, pour me comprendre moi-même et la société, et pour étendre mon champ de liberté. Pendant mes années universitaires, à la poursuite de cette quête infinie, j'ai essayé de créer mon propre chemin en questionnant les rapports entre le savoir et le pouvoir, la manière dont la science est instrumentalisée, les modes comportementaux et langagiers, bref, en questionnant tout ce qui était trop sacré pour être abordé. Comme je me donnai beaucoup de mal pour trouver les réponses à mes questions et analysai le moindre mot que j'apprenais, je fus reçue comme major de ma promotion.

Au cours de ma défense pendant le procès du 14 avril 1999, je fis une référence à Bourdieu, qui avait écrit : « je veux pénétrer plusieurs vies, c'est à dire m'entretenir et discuter avec les gens qui ont l'expérience de ces vies et construire des relations entre les subjectivités», suivant ainsi la formule de Flaubert : « un sociologue pénétrera et touchera certainement de nombreuses vies, essaiera de comprendre des gens qui ont des émotions et des expériences dont il/elle n'a jamais fait l'expérience ». Je passai le début de mes années universitaires, non pas dans les couloirs ni dans les réfectoires, mais à l'intérieur même de la vie, avec cette profonde motivation, cherchant encore et toujours. J'essayai toujours de sonder l'insondable,et ainsi, à ma façon, d'éclairer les ténèbres.

Je pensais que les sociologues, tout comme les médecins, devaient être capables de guérir les blessures de la société. Après avoir achevé mes recherches sur la manière dont les transsexuels avaient été expulsés d'Ulker Street et avoir validé ma thèse, je ne pouvais tout simplement pas abandonner les personnes dont j'avais partagé les problèmes, sous prétexte d'avoir obtenu ce que je désirais. Et donc je ne les abandonnai pas. Je participai à un atelier avec les personnes que j'avais rencontrées au cours de diverses enquêtes et qui avaient toutes subi une forme ou une autre d'exclusion et d'isolement. Nous l'avions appelé « l'Atelier des Artistes de Rue ».

C'est horrible de voir cet atelier présenté comme une fabrique de bombes. Non, jamais une bombe n'aurait pu pénétrer dans notre atelier. Au contraire, dans ce tout petit espace qui nous appartenait, nous tentions de surmonter toutes sortes de violences, essayant au contraire de soigner les blessures causées par la violence. Nous devons laver la réputation de cette expérimentation qui en valait la peine, pas seulement pour moi mais pour toutes les personnes de l'atelier, mais aussi pour la société. Notre atelier, qui a été calomnié par d'horribles accusations, était en réalité un lieu d'amour.

Dans cet endroit, les personnes qui avaient été mises au rebut de la société allaient récupérer des matériaux utiles qu'elles extirpaient des déchets pour les transformer en oeuvres d'art. Pour un groupe de gens qui, tout d'abord, ne savaient pas comment être unis et faire face à l'isolement et à l'état de siège que nous subissions , nous revînmes à la vie à travers l'art, nous nous épanouirent et commencèrent même à nous enraciner. Dans cet espace minuscule où nous réalisions des masques, des vases fait de boue, des statues de plâtre et des peintures, nous avons créé un théâtre de rue. Et dans un laps de temps très court, nous fûmes invités pour faire des représentations dans de nombreux lieux. Nos œuvres commencèrent à êtres exposés dans les rues. Nous publiions également une revue. Cette revue, qui comptait de nombreux auteurs et revendeurs, s'appelait : « l'Invité ». Tout le monde s'évertuait à répéter : « le sens de l'hospitalité est mort...la télé et la vie citadine ont tué le sens de l'hospitalité ». Mais nous, nous avons réussi à inviter des personnes dont les voix n'étaient jamais entendues dans les maisons d'autres personnes, et, dans un sens, à faire revivre le sens de l'hospitalité. Grâce aux liens solides créés dans la rue, nous avons très rapidement distribué les 3000 exemplaires que nous avions imprimés.

Notre atelier était minuscule mais son impact grandissait en même temps que sa productivité. Cet atelier, avec sa politique d'ouverture, où des dizaines de personnes passaient chaque jour, et où des transsexuels sans domicile et des enfants venaient parfois trouver refuge, était aussi un endroit où on pouvait s'impliquer et se mêler aux autres. Donc, toute personne ayant des problèmes pouvait nous rendre visite. Ceux qui avaient l'habitude de devenir agressifs à cause de la violence et de l'exclusion dont ils souffraient apprirent à se faire confiance et à faire confiance aux autres au sein de l'atelier. Il y en eut même certains qui abandonnèrent la prostitution et les drogues grâce au pouvoir de l'art et du partage.

Et c'est alors que tout s'écroulât. Juste au moment où nous commencions à nous enraciner, je me retrouvai au beau milieu de ce complot infâme et en devins le personnage central, son actrice principale. Le complot du Bazar à Épices fut, avant tout, une atteinte contre l'Eden que nous avions extirpé de terre, contre notre oasis dans le désert. Notre atelier, qui était situé au milieu de Beyoglu et dont les portes étaient en permanence ouvertes à tous, de façon à ce tous puissent entrer et venir à leur guise, fut catalogué « fabrique de bombes », et la femme la plus active de ce lieu fut décrite comme une terroriste. Quand ceci arriva, les espoirs des personnes qui fréquentaient ce lieu, et qui, de toute façon, devaient constamment faire face à des problèmes, volèrent en éclats.

Ces personnes, qui avaient subi la violence de façon quotidienne, mais qui construisaient ensemble l'expérience collective d'une forme d'existence non-violente, ne purent que de s'effondrer face à une telle attaque contre notre atelier.

Un travesti qui me rendit visite lorsque j'étais en prison me dit : « un rêve ne peut perdurer aussi longtemps. Le nôtre n'avait que trop duré. Je répétais sans arrêt que quelque chose tournerait mal ; je répétais sans arrêt que c'était trop beau pour être vrai, que la vie ne pouvait décidément pas se passer aussi bien. Mais ça, c'est allé au-delà de ce que je pouvais imaginer. J'ai traversé beaucoup de choses. Je pensais m'être habitué à tout et à n'importe quoi, mais je ne me souviens de rien qui ne m'ait autant affecté que ça. Ils ont sali la chose la plus innocente et pure que nous ayons construit. C'est comme s'ils avaient tué notre bébé. Quelle vie terrible ! Même quand tu fais tout ce qu'il faut, ils s'arrangent pour tout salir. Tu ne peux pas t'enfuir, tu ne peux pas t'échapper. J'ai vraiment été traumatisé. »

Les conditions de vie et de travail de cet ami travesti ne tenaient qu'à un fil. Il aurait pu être tué d'un coup de couteau, au beau milieu de la nuit, sur l'autoroute E5 ou autre part, et il aurait été abandonné là. Pourtant, malgré ce risque, mes amis travestis restèrent toujours à mes côtés. N'y avait-il qu'eux ? Les enfants des rues, qui avaient toujours été les travailleurs les plus actifs au sein de l'Atelier des Artistes de Rue, venaient constamment au tribunal, et ce, dès le tout premier procès. Ce n'était pas chose aisée pour eux. Ces enfants, qui sont continuellement assassinés par des tueurs anonymes, passent leur temps, tout comme les travestis, à fuir la police. Pourtant, ils vinrent témoigner dans un procès où les autorités de police elles-mêmes m'accusaient. Ils expliquèrent : « notre grande soeur Pinar ne voulait même pas nous laisser ramener du solvant dans l'atelier. » Je leur envoyais encore et toujours des messages pour qu'ils ne viennent pas au tribunal; parce que j'avais peur qu'ils soient punis pour cela. Mais ils ne m'écoutaient tout simplement pas. En fait, ils ne faisaient pas que me défendre, ils défendaient leur atelier aussi. Ils firent tout ce qu'ils purent pour empêcher que l'amour que nous avions créé ne soit pas sali. Notre amour ne fut pas sali, mais notre atelier vola en éclats.

Je n'arrête pas de penser à ce que le complot du Bazar à Épices a le plus détruit. Mes plus belles années ou celles à venir? Avant tout, ce complot m'a coûté la mort de ma mère. Ensuite, il a fait exploser l'Atelier des Artistes de Rue en tant de morceaux qu'il est à jamais impossible de le réparer.

Et, en ce qui me concerne, que s'est-il passé ?

J'ai appris que telle était la règle du jeu. Si tu tentes de révéler le mot de passe à haute voix, tu es déclaré coupable. De plus, tu n'es pas puni d'avoir révélé le mot de passe à voix haute, mais, tu es plutôt rendu coupable de quelque chose contre laquelle tu as passé ta vie entière à lutter et à te battre. Par exemple, si tu es une bonne s?ur, on t'accuse de prostitution. Si tu es quelqu'un qui a voué sa vie à perpétuer les valeurs de l'Islam, on te stigmatise comme dealer d'alcool ou de drogues. Ou bien, si tu es antimilitariste, on t'accuse d’être un terroriste. Et c'est fait d'une façon si insidieuse, que tu n'as pas d'autre alternative que de te défendre. Donc, au fur et à mesure que tu deviens le centre de l'attention, petit à petit, tu es contraint de commencer à te focaliser sur toi-même. Les accusations se succèdent les unes aux autres et se répètent encore et encore. Même si ces accusations constituent principalement des allégations, la boue qu'on t'a jetée au visage laisse son empreinte et tous ceux qui te regardent se rappellent ces accusations. À partir de ce moment, il t'est impossible de conserver ton ancienne identité. Tu n'es pas accusé d'un crime prémédité, non. Tu n'es pas non plus déclaré « criminel de guerre ». L'organisation pro guerre te « terrorise », te transforme en terroriste et te présente à des millions de gens sous cette nouvelle identité.

J'ai également été piégée par les règles du jeu. En fait, je m'attendais à avoir des problèmes et à éventuellement me retrouver face à vous à cause des recherches que j'avais menées, et j'ai pris ce risque consciemment. Mais je n'aurais jamais pu imaginer me retrouver au milieu d'une conspiration si terrible et inhumaine.

Quand je fus placée en garde-à-vue, la première chose qu'ils voulurent savoir fut les noms de toutes les personnes que j'avais eues en entretien au cours de mes recherches. J'ai refusé de répondre à leurs exigences car j'avais effectué mes enquêtes sur des personnes qu'on avait poussées au crime pendant des années, et que je n'avais encore jamais révélé à la police aucune information à leur propos. Entre temps, ils passèrent mes recherches au peigne fin. Puis, tout à coup, ils firent disparaître ma thèse et la remanièrent en un sujet explosif. Ils déclarèrent que j'avais aidé des militants à cacher leurs bombes pendant que je menais mes enquêtes. C'est ainsi qu'ils firent de ma thèse antimilitariste une bombe. Ils intensifièrent la torture, arguant qu'ils avaient trouvé des explosifs sur moi ainsi que dans l'atelier, qu'ils soupçonnait être mon « atelier de fabrication ». Il est extrêmement pénible pour quiconque de raconter la torture qu'il a dû supporter. Mais je suppose que je suis obligée de la mentionner ici : si vous vous souvenez tout simplement de ce que vous ressentez quand vous vous coupez à la main ou quand vous vous foulez la cheville, vous commencez alors à saisir ce que l'on endure sous la torture. J'ai été soumise à une torture particulièrement intense et insupportable. J'ai eu le bras déboîté alors que j'étais suspendue par les mains et ils le remirent en place d'une manière réellement horrible. J'ai été quasiment privée de sommeil. La façon dont ils m'ont torturé le cerveau en criant des choses comme : « on va en faire  de la bouillie ! » n'était pas sans rappeler la lobotomie que subissent les malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques. Cela ressemble peut-être à une histoire tout droit sortie d'un roman de science-fiction, qu'une femme s'étant extrêmement documentée à propos des questions de santé mentale et de folie aurait pu utiliser afin de choquer. Mais c'est en réalité une chose extrêmement difficile à endurer. Le plus grand des supplices fut de me menacer de torturer les enfants des rues et les travestis, et de les livrer en pâture aux médias si je ne faisais pas ce qu'ils me demandaient. Et donc, afin de me débarrasser d'eux et de pouvoir poursuivre ma lutte dans des conditions plus saines aussi vite que possible, et plus que tout, pour éviter que quiconque dans mon entourage ne soit blessé, je signai une déposition. Cette déposition était uniquement à ma charge, déclarant que j'avais aidé les personnes sur lesquelles j'avais effectué mes recherches ; et l'absurdité de cette déposition était telle que je savais que cela se remarquerait. Je me souviens vaguement avoir été emmenée en prison puis devant le procureur ; mais j'ai toujours présent à l'esprit ce sentiment qui me submergeait alors : « j'ai enfin échappé à leurs griffes ! ». Parce que la totale absurdité des accusations qui continuaient de peser sur moi était aussi limpide que la lumière du jour, j'avais totalement confiance dans le fait que la vérité finirait par éclater au grand jour. L'atelier d'art n'était pas mon « atelier de fabrication ». Il était impossible qu'une bombe se soit trouvée là. D'ailleurs, dans un assez bref laps de temps, on révéla que les explosifs qui avaient soi-disant été retrouvés là avaient été auparavant en la possession de la police. Mais les conspirateurs étaient acharnés. Un mois après mon incarcération, alors que j'étais occupée à penser que je serais bientôt relâchée, je me vis soudain à la télé. Le scénario s'étoffait et j'en étais devenue l'actrice principale. Apparemment, l'explosion dans le Bazar à Épices avait été causée par une bombe et cette bombe avait été posée par Pinar Selek. Je me souviens qu'alors que je me regardais à l'écran, je me sentais comme suspendue au-dessus du néant. Ensuite, les allégations s'enchaînèrent et de nombreuses accusations s'accumulèrent. Du fait de témoignages extorqués à diverses personnes, on tenta de m'accuser de nombreux crimes tel ce meurtre mafieux qui eut lieu alors que j'étais en prison, d'autres explosions etc... Les personnes qui signèrent ces dépositions contre leur volonté, sous la torture, expliquèrent au tribunal de quelle façon on les y avait contraints. Mais cela ne m'empêcha pas de devoir faire face à un imbroglio total d'accusations. Cependant, la partie la plus pitoyable du scénario fut la tragédie que subirent ces témoins. Nous suivîmes tous ce qui advint de ces personnes au cours de l'instruction. Je crois que ce furent les victimes principales de tout ce processus.

Cela m'a fait de la peine de voir ma thèse détruite. Mais le pire est qu'une telle punition face à une démarche qui avait pour simple ambition de tenter d'apaiser les plaies béantes de la société devint également une menace contre toute tentative de diagnostic ou de soin encore à inventer. Au travers de ma personne, un signal d'alarme était envoyé à tous les hommes et toutes les femmes en recherche d'une indépendance d'esprit. Les sociologues, les chercheurs en sciences sociales et les militants étaient pointés du doigt. Et je fus choisie comme emblème.

Mais alors, comment ai-je pu résister ? Comment ai-je pu me défendre ?

Les policiers qui me conduisirent en prison me rabâchaient sans cesse que je me suiciderais bientôt et que ma mère allait mourir. Enfermée entre ces quatre murs, je réfléchis longtemps à ce que cela signifiait. A posteriori, tous les événements qui s'ensuivirent dévoilèrent très clairement les intentions derrière les mots. A ce moment-là, pourtant, ma mère et moi nous accrochions à la vie de toutes nos forces. J'avais été mêlée à tant d'accusations, tant d'affaires criminelles que, si je creusais trop profondément, je me noierai à coup sûr. Donc, je me suis abstenue. Lors de la première audience, je m'expliquai : « si l'explosion dans le Bazar à Épices a été causée par une bombe, il s'agit d'un crime contre l'humanité, mais les accusations dont je fais l'objet constituent elles aussi un crime contre l'humanité ». Ainsi, je refusai toutes ces accusations et poursuivis mon travail bien que je fus prisonnière. Je parvins à survivre sans m'effondrer sous la pression psychologique de ce procès et des questions afférentes. Je n'ai aucune idée de la façon dont qui que ce soit pourrait expliquer à quoi ressemblent deux années et demi d'emprisonnement dans le quartier des femmes. Je me souviens de mes nombreux face-à-face avec moi-même ; ce dont j'avais besoin et ce que je voulais devenir m'apparaissait de plus en plus clairement ; j'expérimentai la confusion psychique et émotionnelle, et, dans le même temps, la clarification et la simplification intérieure.

Je mis à profit mes deux ans et demi de captivité. Même si je ne pus faire parvenir à l'extérieur que peu d'écrits réalisés en prison et ne sais même pas ce qu'il en advint, écrire me permit de me recentrer et de devenir plus forte. Je sais les affres par lesquelles sont passés de nombreux philosophes et penseurs. Parfois, il faut être puni pour avoir révélé la vérité. Et il faut prendre ce risque, au nom de la vérité ! L’Éminente Cour se rappellera que, dans les premières audiences, je me suis comparée aux femmes qu'on brûlât au Moyen Age. Cependant, c'est une chose vraiment horrible pour celui qui est pacifiste et qui a voué sa vie à la lutte contre la violence, le militarisme et toutes les guerres, d'être présenté à la société comme le responsable d'un massacre. Pire que tout, je suis devenue un personnage médiatique. Devoir constamment se justifier détruit notre liberté, notre authenticité et notre rapport à la vérité. Malheureusement, en ce qui me concerne, ce genre de destruction s'est produite...

A ma sortie de prison, je ne me suis pas mise à jouer à la « gentille fille » par culpabilité. J'empêchai ce procès d'atteindre ma vie. Dès que je fus relâchée, aux portes même de la prison, je déclarai que je continuerai ma lutte pour la paix. Si ma petite contribution pour la paix avait été punie de la sorte, je devais intensifier et amplifier cet effort pour le rendre encore plus grand, avant tout par respect personnel. Le chemin que j'avais pris dans la vie était façonné par les quêtes que j'avais poursuivies avant que ce complot ne m'atteigne. Cette fois, ils vinrent à moi avec des menaces directes et indirectes. Quand on révéla, en votre présence, que toutes les accusations qu'ils me faisaient porter étaient totalement infondées, la passion qui les animait pour me confondre d'une façon ou d'une autre décupla malgré tout. Le dernier exemple en fut qu'ils placèrent de fausses informations contenues dans le journal Milliyet dans mon dossier. Pourtant, dans ce même journal, on publia un article conséquent qui dévoilait la falsification des informations mentionnées ci-dessus, et dans lequel le rédacteur en chef lui-même s'excusait de ne pas s'en être rendu compte. Vous savez mieux que moi de quelle manière ces informations sont fabriquées. Le fait que cet article, que même la rédaction du journal avait reconnu comme étant falsifié et qui s'en était excusé, fut rapidement ajouté à mon dossier, rendit cette conspiration qui perdurait avec une incompétence sans fond, encore plus évidente.

Pourtant, malgré tout cela, je ne cédai toujours pas dans l'affaire du complot du Bazar à Épices. Mon secret était l'amour. Tout d'abord, ma famille se tint toujours à mes côtés faisant montre d'une confiance et d'un soutien sans faille. Mon père, toujours la pipe à la main, travailla tel un détective dès le premier jour. J'imagine que la détresse ressentie par les chirurgiens qui doivent opérer leur propre fille pesa aussi sur lui, mais jamais il n'en montra aucun signe. Je sentais toujours sa main sur mon épaule, m'apportant réconfort et soutien. Ma mère était une femme typique de la période républicaine et c'est la raison exacte pour laquelle ce qui m'arriva la toucha si profondément. Comme ils nous avaient mis sur écoute téléphonique, ils connaissaient l'état de santé de ma mère et c'est pourquoi ils m'avaient dit qu'elle allait bientôt mourir. En dépit de sa grave maladie de c?ur, elle ne cessa jamais de protéger sa fille contre cet assaut dévastateur. Elle alla de porte en porte, devenant un relais entre la société et sa fille en prison. Cependant, sa maladie cardiaque l'emporta sur elle et elle mourut juste après ma libération. Pourtant, elle n'était pas triste quand elle nous quitta et avait plutôt le sentiment que justice avait finalement été rendue, parce qu'elle n'entendit pas les derniers échos sur le procès. D'un autre côté, ma s?ur, qui était une femme d'affaires réputée, changea totalement de vie pour moi. Dès qu'elle eut vent des accusations à propos du Bazar à Épices, elle me rendit visite en prison et m'annonça : « je vais prendre part à ta bataille juridique. Je serai ton avocate. » Et elle abandonna réellement son emploi dans lequel elle avait considérablement réussi ; elle repassa l'examen d'entrée à l'université, étudia le droit, obtint son diplôme et devint avocate. Le pouvoir de l'amour nous donne la force de résister même dans les pires difficultés qu'on puisse imaginer. Je fus en capacité de continuer à résister avant tout grâce à ma famille. Mais n'y avait-il que ma famille à mes côtés ? Mon père ne resta jamais seul au cours de cette bataille juridique. Les avocats qui m'avaient défendue pendant sept ans se battirent avec beaucoup de dévotion personnelle et gardèrent intacte ma foi dans le système judiciaire. Par-dessus tout, j'ai toujours ressenti la présence d'un réseau protecteur autour de moi, composé avant tout de mes amies et de tout ceux qui me soutenaient. La solidarité dont je fus l'objet était si incroyable que ma foi en l'humanité demeura toujours inébranlable. Même mes professeurs firent part de leur impression sur moi à la Cour. Après le dernier procès, des centaines de personnes, dont des artistes et des penseurs très célèbres en Turquie, firent des déclarations telles que : « Nous sommes témoins que Pinar Selek est contre la violence. »

Par la présente, j'exprime ma gratitude envers ma famille, mes avocats, mes amis, les femmes, et envers toutes les personnes honnêtes qui m'ont aidé à traverser ces huit dernières années.

Je me suis protégée, j'ai défendu mon existence contre la cabale et la damnation dont j'ai fait l'objet. Ce complot ne m'a pas affaiblie mais, au regard de ce pays, il s'agit d'une récurrence historique. La thèse qu'on m'a subtilisée consistait, malgré toutes ces imperfections, en une recherche de moyens, de perspectives d'analyse de nos difficultés, autres que ceux poursuivis au travers des politiques nationales sécuritaires. Avoir tort ou raison n'est pas la question. Mais si un phénomène est réel, l'important est de décrire cette réalité en profondeur. On ne devrait jamais oublier cette maxime : « si tout était limpide, la science ne serait pas nécessaire ». D'un point de vue scientifique, ce qui, au premier abord, ressemble simplement à la chute d'une pomme, se réfère à de nombreuses réalités, des racines de l'arbre, au vent et à la terre. De façon analogique, nous devons gérer l'ambiance de violence dans laquelle nous vivons depuis vingt ans. Pour surmonter les difficultés, nous devons tout d'abord les comprendre ; et, pour les comprendre, nous devons  effectuer des recherches et mener des études. Je crois que nous pouvons cicatriser et nous rétablir, même grâce à la plus modeste des contributions, tant qu'elle est porteuse de bonnes intentions. Mais nous ne sommes pas encore en capacité d'y parvenir. Nous ne faisons encore qu'attendre et regarder l'eau s'assombrir, lentement dépourvus d'air jusqu'à suffocation.

Les événements qui ont eu lieu les 6 et 7 septembre sont encore présents dans nos esprits. A cet époque, on blâma les communistes ; partout dans le pays, des communistes furent arrêtés. À cause de cela, même Aziz Nesin fut arrêté. On comprit plus tard, pendant les procès de Yassiada, que ces sévices avaient été orchestrés par les pouvoirs politiques de l'époque. Par ailleurs, on révéla que le poseur de bombe était Oktay Engin, un membre de l'Organisation de l'Intelligence Nationale (Milli Istihbarat Teşkilati, MIT). Mais alors qu'advint-il ? Les gauchistes furent contraints au silence pour un certain temps, puis obligés de se défendre. A chaque fois, c'est ce qu'il se passe. Les groupes d'opposition sont constamment stigmatisés, accusés à tort de façon à êtres tenus pour responsables. Ils ont toujours été forcés de se justifier, de se défendre, pour être considérés. Comme l'écrivit Orhan Veli:
    « Tu parles de famine
    Alors, tu es un communiste
    C'est toi, alors, qui incendies tous les immeubles
    Ceux d'Istanbul, c'est toi
    Et ceux d'Ankara, c'est toi
    Ah quel salaud tu fais... »

Avec mes profonds respects,

PINAR SELEK.


Traduction du Turc vers l'Anglais : Begum Acar, Derya Bayraktaroglu, Feride Eralp, Yelda Şahin Akilli
Édité par : Emek Ergun,  Feride Eralp
Traduction de l'Anglais vers le Français : Julie Mills.
Pınar Selek
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Mahkeme Süreci Court Process